Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur

Dans les années 30, l’avocat Atticus Finch élève seul sa fille Scout et son fils Jem dans une petite ville d’Alabama. Commis d’office, il est chargé d’assurer la défense de Tim Robinson, un noir accusé du viol d’une jeune femme blanche.

Classique incontournable de la culture américaine (adaptation en 1962 au grand écran avec Gregory Peck dans le rôle d’Atticus), le livre fera beaucoup de bruit à sa sortie, en plein dans une Amérique secouée par la défense des droits civiques (Rosa Parks et son bus en 1955, c’était aussi en Alabama).

Le livre est tout d’abord une prouesse narrative, l’histoire étant racontée à travers les yeux d’une fillette. Plongée dans des affaires de « grandes personnes » qu’elle ne comprend pas vraiment, Scout relate des faits avec ses mots, charge au lecteur d’en reconstituer le sens. Le procédé donne un caractère profondément tendre à l’ouvrage. On frémit pour Scout, on est triste avec elle et ses maladresses d’enfant nous font mourir de rire (l’épisode de Scout déguisée en jambon à la fête de l’école vaut son pesant de bacon).

Le choix narratif donne à l’intrigue un caractère étrange. L’absence de toutes références à la mère de Scout m’a en particulier frappé. Certes, elle explique que celle-ci est morte quand elle avait deux ans, mais une disparition aussi nette de la pensée de tous semble étrange. Ceci dit, Scout n’est pas encore assez âgée pour comprendre ce qu’est un tabou. Elle parle des choses dont on parle et cela ne lui viendrait pas à l’esprit d’évoquer les sujets dont on ne parle pas. Ces trous dans l’intrigue se marient d’ailleurs très bien avec l’atmosphère du « Deep South », marquée autant par le racisme que par la superstition. La mémoire de la guerre de Sécession est encore vive même si la plupart des protagonistes ont disparu. Les légendes de confédérés se mêlent ainsi à celles de fantômes, de maisons hantées et d’esclaves évadés.

Dans cet univers, le souci des habitants est plus de préserver cet esprit du Sud que de rechercher une réalité. Atticus sait très bien tout ça, il sait que les jurés peuvent envoyer Tim à la mort tout en étant persuadés de son innocence, parce que pour eux, ce serait criminel de reconnaître qu’un noir puisse avoir raison contre un blanc. Les habitants de la ville haïssent d’ailleurs autant Atticus, « l’ami des noirs », que le véritable criminel dont personne n’ignore l’identité : tous deux menaçant l’ordre établi. La grande victoire d’Atticus, c’est les cinq heures du délibéré qui indiquent que les esprits commencent à bouger.

Il n’y aura pas de suite à « ne tirez pas sur l’oiseau moqueur ». Le second roman d’Harper Lee, publié en 2015 (va et poste une sentinelle) avait en fait été écrit avant. Le silence de plus de 50 ans de l’auteure disparue en 2016, son caractère insaisissable et la polémique concernant la participation de Truman Capote à l’écriture de « l’oiseau moqueur » font de l’ouvrage lui-même une légende du Sud.

Edouard

Harper Lee

1961/2015

Grasset

Du yéti au calmar géant

Étymologiquement, la cryptozoologie est la « science des animaux cachés ». Proche de l’ethnozoologie, elle concerne les animaux dont l’existence est attestée par certains groupes sociaux, mais non prouvée scientifiquement.

La science est née au XXe siècle lorsque les bornes de la zoologie moderne, issue des théories évolutionnistes darwiniennes, commenceront à se substituer aux perceptions religieuses et superstitieuses de l’animalité. L’histoire du monstre du  Loch Ness, née au début du XXe siècle et médiatisée dans l’entre-deux-guerres est à ce titre édifiante. Celui-ci devait initialement donner une existence scientifique au Kelpie, un monstre protéiforme du folklore écossais en l’existence duquel beaucoup croyaient encore au XIXe.

L’objet de la cryptozoologie n’est pas de remettre en cause la théorie de l’évolution, mais plutôt de la titiller, d’en montrer les failles, d’en repousser les limites. Ceci dit, il n’y a pas toujours du beau monde autour de la cryptozoologie : créationnistes, racistes, escrocs et affabulateurs en tous genres tenteront toujours de se l’approprier.

En 1912, Conan Doyle publie « le monde perdu » qui posera les fondamentaux de toute histoire de dinosaures cachés au fond d’une contrée sauvage et inexplorée. Dans l’entre-deux guerre, le genre fleurira, mais ce n’est qu’à partir de 1938, avec la découverte du coelacanthe, un poisson que l’on croyait disparu depuis des millions d’années, que la discipline commencera à se défaire d’une réputation douteuse, frisant avec le paranormal.

Les techniques d’investigation sous-marines et terrestres aidant, la cryptozoologie.pourra se développer et partir à la rencontre des croyances populaires. Contrairement aux fins des épisodes de Scoubi-Doo, le monstre n’est pas forcément un méchant déguisé aux desseins peu avouables. La preuve de l’inexistence est rare, il en est cependant ainsi pour Nessie dont l’existence physique est mathématiquement aussi probable que celle du père Noël. Le monstre est souvent une chimère, un agglomérat de plusieurs animaux aperçus par différents individus. Yéti et Bigfoot, son cousin d’Amérique, sont peut-être de grands singes. L’Almasty du Caucase appartient peut-être à une espèce humaine inconnue à ce jour. Christophe Colomb affirmait avoir vu des sirènes en précisant qu’elles n’étaient pas aussi belles qu’on le disait : il avait vu des lamantins. Le calmar géant existe bien, on a pu le filmer, mais il n’attaque pas les bateaux. Le serpent de mer est…un serpent de mer, probablement une chimère. Par contre, le dragon des mers existe bien, mais il est tout petit, c’est un cousin de l’hippocampe.

Pour notre plus grand bonheur, il existe encore au XXIe siècle des contrées à explorer, des « peut-être », des « probablement » des « sans doute », des « on ne sait pas » sans lesquels la science ne peut respirer.

Édouard

Du yéti au calmar géant

Valérie Toureille

Delachaux et Niestlé

La septième fonction du langage

Un roman policier pour rire qui vous donne l’impression d’être intelligent et cultivé.

Roland Barthes eut son heure de gloire pendant les années 70 avec ‘Fragments d’un discours amoureux’. Il est mort accidentellement début 1980. Pas sûr, nous explique Laurent Binet.

Le lecteur émerveillé assiste à l’enquête menée par un drôle de tandem: Bayard, le flic un peu facho, et Simon Herzog, chargé de cours gauchiste et intello. On croise une série de célébrités du monde intellectuel français de l’époque, en particulier dans le domaine de la sémiologie: Foucault, Derrida, Umberto Eco. Des écrivains comme Sollers ou BHL. Des hommes politiques, Giscard d’Estaing, Mitterrand et sa cour (Jack Lang, Fabius). Tous sone  plus vrais que nature, et donc parfaitement crédibles.
Et que cherchent nos détectives? Un document décrivant la septième fonction du langage, complétant les six autres décrites par Jacobson. Des poursuites, des joutes oratoires, l’un ou l’autre crime, de quoi donner le tournis.

C’était l’époque ou les intellectuels allaient écouter les séminaires de Lacan, souvent abscons et incompréhensibles.

Laurent Binet renvoie tout ce beau monde dos à dos, on rigole bien, et un des messages que j’en retiens: on ne vit pas dans des livres.
Sollers en particulier doit se féliciter de ne pas avoir subi en réalité le supplice qui lui est réservé sur papier;

Amitiés de fiction,

Guy

Laurent Binet – Poche – 478 p.
Prix Interallié 2015

Méthode 15-33

Une jeune femme de 16 ans est enlevée près de chez elle. On apprend rapidement qu’elle est enceinte. Les ravisseurs veulent lui prendre son enfant. La petite futée préparera un plan afin de se débarrasser de son geôlier. Le titre fait référence aux ‘items’ qu’elle accumule pour arriver à ses fins. Fille d’un physicien et d’une brillante avocate, la jeune fille est bien sûr particulièrement
intelligente. Ce livre mal traduit m’a agacé. L’atmosphère de vengeance rappelle le mauvais côté des États-Unis. Ce qui donne surtout des sueurs froides est le manque total d’empathie de la jeune dame. Pour elle, l’amour ou la haine sont une question d’interrupteurs internes.

Il ne m’étonnerait pas que l’auteure, avocate elle-même, fasse partie du clan de l’actuel très viril et grotesque président yankee. Mais là je divague probablement,

Amitiés hallucinatoires,

Guy.

Shannon Kirk – Denoël Sueurs Froides – 289 p.

Le cimetière de Prague

Simon Simonini, notaire viscéralement antisémite souffrant d’un profond dédoublement de personnalité et faussaire de haut vol, déambule dans la France et l’Italie du XIXe siècle. Il sera notamment l’auteur du « bordereau » de l’affaire Dreyfus et de la première version des « protocoles des sages de Sion ». Traduits en Russe et diffusés à partir de 1905, ils entretiendront la flamme du complot Judéo-Maçonnique au cours des décennies suivantes.

Le cimetière de Prague est l’avant-dernier roman d’Umberto Eco qui nous à quitté en 2016. C’est un « négatif » du « nom de la Rose ». Simon Simonini, apôtre de l’obscurantisme dans une Europe postrévolutionnaire en cours de reconstruction idéologique est un anti-Guillaume de Baskerville porteur de lumière dans l’occident médiéval. En opposition au « faux vrai » que constituait le livre d’Aristote sur le rire jalousement gardé par les frères, il est ici question de « vrai-faux » puisque le bordereau et les protocoles ont bel et bien existé.

Eco est un érudit et avant tout un essayiste. La question du vrai et du faux jalonnera son œuvre, dans ses essais (la guerre du faux en 1985) mais aussi dans Baudolino, personnage qui dit être un menteur professionnel. Sur bien des aspects, le travail du romancier s’apparente à celui du faussaire. Il ne s’en distingue qu’en affirmant que le récit auquel il s’est efforcé de donner une apparence de réalité n’est pas vrai.

Le succès des faux au XIXe siècle dépend largement de l’état d’esprit d’une société qui tend à se détacher de la religion pour se raccrocher à une science encore balbutiante, en particulier dans les domaines de la psyché, frisant souvent avec le paranormal. Dans cette nébuleuse fleurissent des sociétés secrètes parfois rattachées à la franc-maçonnerie voire au satanisme et dont l’existence est souvent moins défendue par leurs adeptes que par leurs détracteurs. L’érudition de l’auteur en la matière est foisonnante et même parfois écœurante.

Dans ce maelstrom, le judaïsme ne trouve plus une place évidente. Ce sera le rôle de faussaires comme Simonini et d’antisémites farouches comme Édouard Drumont  de le positionner. Dans l’Europe en cours de déchristianisation de la révolution industrielle et du communisme naissant, les juifs se voient accusés du déclin de la religion, d’être les suppôts du grand capital et de diffuser le communisme (la haine ne soucie pas des incohérences). Un tel pouvoir de nuisance ne peut être exercé que par une organisation internationale. De là à faire le lien avec la Franc-maçonnerie, il n’y a qu’un pas que beaucoup n’hésiteront pas à franchir. Au début du siècle, l’antisémitisme est un baril de poudre et les « protocoles des sages de Sion » allumeront la mèche.

Dénoncés comme faux dès 1921, ces protocoles n’en seront pas moins authentifiés dans Mein Kampf en 1925 dans une Allemagne humiliée par le traité de Versailles et à la recherche d’un bouc émissaire.

Édouard

Umberto Eco

Le livre de poche