Assis devant son poste, Georges regardait avec attention une publicité pour un fromage. Mais il ne faut pas croire, Georges ne s’intéressait pas qu’à la publicité, il aimait beaucoup aussi les jeux et les téléfilms. Cela aurait pu durer longtemps, toute sa vie en fait, mais heureusement pour lui, sa télé rendit l’âme.
Cet événement en apparence anodin changea pourtant sa vie. Il fut d’abord obligé de sortir de chez lui et c’est comme ça qu’il explora son quartier. Poussé par une hardiesse qu’il ne se connaissait pas, il se mit à s’intéresser à sa ville, Paris en l’occurrence et tira quelques conclusions concernant son identité.
Le mot était lâché. La question de l’identité l’obsédait maintenant. Elle s’était imposée à lui comme la carotte qui fait avancer l’âne. C’est la raison pour laquelle il se décida de sortir de Paris et qu’il découvrit avec stupéfaction qu’il y avait d’autres villes.
On lui expliqua que toutes ces villes formaient ce qu’on appelait « la France ». Il s’intéressa alors à la vie politique française, à sa société et à son histoire.
– Mais alors, s’il y a d’autres villes…
C’était gravé dans sa destinée, Georges devait fatalement s’intéresser un jour à ce qu’il y avait hors de France. C’est comme ça qu’il s’intéressa à l’Allemagne, à l’Autriche, à la Belgique, au Danemark, à l’Espagne, à l’Estonie, à la Finlande, à la Grèce, à la Hongrie, à l’Irlande, à l’Islande, à l’Italie, aux Pays-Bas, à la République tchèque, au Royaume-Uni, à la Suède… Pour rien au monde, Georges n’aurait voulu fermer la liste. Ces territoires en dépit d’une personnalité forte forgée par l’histoire lui semblaient être liés par une identité commune qui les rendait étrangement familiers. Au cours de ces voyages, il apprit combien les relations entre ces territoires avaient été compliquées à travers l’histoire et qu’elles avaient conduit au pire comme au meilleur.
– Ces territoires ne feraient-ils pas partie d’un ensemble plus vaste ?
– Tous ces territoires font partie de ce qu’on appelle l’Europe.
L’Europe ne semblait pas cependant bénéficier d’une unité aussi solide que les Pays-Bas, l’Estonie ou la Grèce. Il y avait eu beaucoup de tentatives à travers l’histoire, mais aucune ne s’était installée durablement.
C’est alors que lui revint un obscur concept dont il avait entendu parler deux ou trois fois : l’Union européenne. S’étant renseigné, il apprit que l’Union européenne n’était pas un territoire comme les autres et que ses missions principales étaient unificatrices et pacificatrices. C’était un édifice pour le moins abstrait et très fragile. Les relations des territoires avec l’Union européenne n’étaient pas simples. Certains voulaient en sortir, d’autres voulaient y entrer, d’autres encore fragilisaient l’édifice par leur comportement et quelques-uns étaient déterminés à faire tenir cette construction sur ses pieds.
Georges sentait qu’il avait touché au but, ce territoire qui n’existait pas vraiment lui plaisait, il avait trouvé son pays.
Édouard
Mois: avril 2018
Les fantômes du vieux pays
On a comparé Nathan Hill à Philip Roth et John Irving pour cette imposante fresque américaine couvrant
une période de 50 ans, de 1960 à nos jours. Il y aurait travaillé pendant 10 ans.
Je serais moins enthousiaste que les critiques américains.
Aux États-Unis, le gouverneur Packer, candidat à la présidentielle, est agressé en public par une femme d’âge mûr,
Faye Andresen-Anderson. Les médias s’emparent de son histoire et la surnomment Calamity Packer. Seul Samuel Anderson,
professeur d’anglais à l’université de Chicago, passe à côté du fait divers, trop occupé à jouer en ligne. Pourtant, Calamity Packer n’est autre que sa mère !
Cette mère qui l’a abandonné quand il avait 10 ans, pour faire sa vie à Chicago.
Retour en arrière: nous sommes en 1968, année de la contestation violente aux États-Unis comme ailleurs. Les assassinats de Martin Luther King et de
Robert Kennedy bouleversent une partie de la population. La guerre du Vietnam est fortement rejetée par une jeunesse universitaire subvertie par les
mouvements idéalistes hérités de la contre-culture hippie. Faye se trouvera mêlée un peu malgré elle à ce mouvement. Elle se retire de toute vie publique,
dans une tentative de reconstruction.
Saut en avant: Samuel retrouve sa mère, accusée d’agression contre un candidat à la présidence.
La construction du livre est complexe, quoique maîtrisée. L’auteur est prof de littérature.
Le plus grand reproche: trop de personnages secondaires. Des digressions infinies (les jeux en réseau pratiqués par Samuel, les détails sur la grande
manifestation à Chicago, les rapports ambigus de Samuel avec une de ses élèves).
Beaucoup d’ambition dans ce livre, beaucoup d’espoir aussi.
Amitiés amphigouriques,
Guy
Nathan Hill – Gallimard – 720 p.
L’avenir appartient aux musulmanes

Elle se tenait droite au milieu de ce champ d’ail qui surlignait d’un trais vert fluo l’aridité des falaises de Bandiagara. Le pays Dogon, ce paradis préservé de la brutalité occidentale dont on m’avait parlé, l’un des derniers havres de paix de notre planète.
Lorsqu’elle nous vit, elle se mit à faire des signes en s’approchant. On finit par comprendre ce qu’elle voulait. Elle avait une grosse conjonctivite et avait besoin de collyre pour ses yeux.
Ça se passait en 2005 et se fût une révélation. On m’aurait menti ou peut-être que le tiers-mondisme béat ambiant des années 80 se mentait à lui-même. Certes, l’homme blanc avait industrialisé l’esclavage, pillé les richesses de l’Afrique, avait contraint le continent à épouser des frontières et une religion qui ne lui appartenait pas, mais n’était-ce que cela ? Était-ce si indispensable de préserver les « merveilleux » indigènes de notre dévastatrice civilisation, les maintenir où ils étaient, sans leur demander leur avis ? Cette bienveillance naïve qui imaginait s’opposer au colonialisme en conservait en fait ce que le petit blanc des colonies avait sans doute de pire : la condescendance.
L’islam, religion des indigènes, obéit aux mêmes règles. Au moins autant que l’islamophobie, la bienveillance naïve et condescendante fait le lit de l’islamisme qui séduira tous ceux qui se sentent méprisés et mis à l’écart de la société. Certes, nos aînés ont perdu les colonies, mais ont continué à considérer les immigrés comme des indigènes.
J’ai pu donner du sens au choc provoqué par l’épisode de la femme Dogon quelque temps après sa rencontre en discutant avec des jeunes maliens au chômage et un guide à Tombouctou : l’homme blanc avait aussi apporté la prise de conscience de possibilités d’un « mieux-être », de possibilités inouïes permettant de vivre plus longtemps et dans de meilleures conditions et ça, de l’aborigène au cheyenne en passant par le pygmée et l’esquimau, personne n’est contre.
Le discours convenu en France concernant l’islam s’attache à la condition de la femme, on parle de burqa et des talibans, mais ce sont d’autres cultures. On ne parle jamais de la musulmane de la rue, celle qui vit en France au XXIe siècle et qui s’efforce de conjuguer les exigences de sa religion, le poids de la société et les possibilités d’épanouissement personnel qu’elle offre.
Pourquoi n’en parle-t-on jamais ? Parce qu’elle est trop bête pour comprendre que sa religion l’oppresse ? Parce que ces charmantes indigènes qu’il faut préserver ne voient pas le mal, ne comprennent pas toutes ces histoires d’émancipation que les Françaises de souche construisent depuis 50 ans ?
Personne n’échappe aux sirènes du « mieux-être », les islamistes le savent et leur combat ne peut être que d’arrière garde. La peur de l’invasion musulmane est souvent évoquée sur les réseaux sociaux. L’histoire de l’islam qui dévore l’occident est celle de la grenouille qui dévore le bœuf, mais qui, en définitive, finit par ressembler plus à un bœuf qu’à une grenouille. Les musulmanes chercheront forcément ce mieux-être pour elles et pour leurs enfants et si l’islam s’y oppose, elles changeront l’islam.
Édouard
Soumission
En 2022, en France, un parti islamiste arrive au pouvoir.
J’avais adoré « les particules élémentaires ». Je ne suis souvent pas d’accord avec lui, mais il a un style, il lance des pistes intéressantes… Je connaissais ses positions islamophobes et je m’attendais donc au pire en ouvrant « soumission ». Un genre d’ouvrage à la Céline dans lequel le mot « musulman » aurait remplacé le mot « juif ». Je resterai sur ma faim, son éditeur l’a peut-être encouragé à mettre de l’eau dans son vin. Pour tout dire, j’ai un peu l’impression d’être passé à côté, comme si j’avais lu sans imprimer. Sur le fond, au lieu de Céline, ce serait plutôt du Proust pour son caractère snob, prétentieux et mondain, la beauté de l’écriture et la finesse psychologique en moins. Je ne comprends pas trop non plus l’intérêt d’étaler tous les détails de la misérable vie sexuelle du personnage principal à part pour dire « ne vous inquiétez pas, tonton Houellebecq est là, y aura du crado pour tout le monde ».
Y faut dire que faire de la politique fiction, c’est un peu comme la roulette russe avec toutes les balles dans le barillet. Le livre ayant été publié en 2016, Houellebecq prédisait la réélection d’Hollande avec un second tour Hollande/Le Pen. À sa décharge, il faut reconnaître que les dernières élections ont été riches en rebondissements. Difficile de prédire la défection d’Hollande, le lynchage de Fillon, la percée spectaculaire de Macron et la pitoyable prestation de Marine Le Pen lors du débat de l’entre-deux tours. J’imagine mal cependant l’élection en France d’un président appartenant à un parti qui se réclame ouvertement d’une appartenance religieuse particulière. Cela serait sans doute possible dans d’autres démocraties occidentales comme le Canada et la Belgique. Là où il avait vu juste, c’est sur l’essoufflement de la bipolarité droite/gauche, quoi qu’après un an, il est difficile de faire un jugement tranché concernant la révolution opérée par LREM. Aujourd’hui, seul Mélenchon semble s’être relevé.
L’intrigue se déroule essentiellement dans les arcannes du milieu universitaire, l’éducation étant devenu la préoccupation numéro un du nouveau gouvernement.
La « soumission », c’est tout ce qu’on devine du nouveau statut de la femme et la remise en cause de tout ce qui a été fait depuis 50 ans en France pour asseoir l’égalité des sexes. L’un des protagonistes évoque « histoire d’O », le classique de la littérature érotique publié en 1952 et écrit par Dominique Haury (alias Pauline Réage) pour Jean Paulhan dont elle était amoureuse, dans lequel la « soumission » quasi masochiste de la femme tient une place majeure.
Je ne pense pas que l’on puisse réduire l’islam à la place de la femme dans la société même si cette confrontation entre les valeurs revendiquées par Daesh et celles défendues par l’occident est la plus médiatisée et la plus compréhensible par tous.
Les mouvements « me too » et « balance ton porc » de 2017 n’ont pas désigné de religions particulières, mais des comportements masculins qui s’apparentaient à une situation de « soumission », ce qui prouve bien que l’islam n’a pas le monopole de la soumission.
Édouard
Michel Houellebecq
2016
J’ai lu
L’Écho des morts
Moins connu que Henning Mankell, Johan Theorin possède le même sens de l’atmosphère.
L’île d’Öland se trouve dans la mer Baltique, au large de la Suède à laquelle elle est reliée par
un pont de six kilomètres.
Le climat y est propice aux histoires de revenants.
La famille Westin, décide de quitter Stockholm pour s’ installer sur l’île . Quelques jours après leur arrivée,
Katrine Westin est retrouvée noyée. Son mari s’enfonce dans la dépression. Alors que d’inquiétantes légendes
autour de leur vieille demeure refont surface, la jeune policière chargée de l’enquête est vite convaincue que
cette mort n’est pas accidentelle…
Porté par l’écriture très personnelle de Theorin, un suspense où passé et présent s’entrecroisent dans un climat troublant,
aux limites du fantastique. Theorin est un écrivain des climats et des ambiances, des tout petits riens dont la lente et modeste
accumulation provoque chez le lecteur un malaise diffus.
Tout cela n’est pas très rigolo, mais c’est drôlement bien tourné.
Amitiés brumeuses et scandinaves,
Guy
Johan Theorin – 416 p. – Poche
Guerre, dictature et racisme
En mai, ce blog aura 8 ans. Aujourd’hui, il contient presque 600 billets. Ce volume me permet bien évidemment d’entreprendre des innovations qui auraient été impossibles en 2010-2011 quand mon principal souci était de trouver du contenu.
Le blog est un objet qui n’a pas eu d’équivalent dans l’histoire de l’écriture. Avec des « liens », il est très facile de rassembler des articles dans un recueil afin de donner à l’ensemble un sens particulier, de mettre en valeur telle ou telle thématique. Cela permet de mieux mettre en évidence l’interconnexion des concepts, ainsi que leur relativité. Sur WordPress, ils appellent « page » l’outil qui permet de constituer ce genre de recueil. Visuellement, ces pages sont regroupées sur la colonne de droite, en dessous des commentaires.
Il est heureux que les articles qui me tiennent le plus à cœur soient aussi les plus likés, les plus lus et les plus commentés. J’ai commencé avec les religions monothéistes, je continue avec la violence et en particulier à travers trois axes majeurs, origine et manifestation de la violence: la guerre, la dictature et le racisme.
La Deuxième Guerre mondiale aura été un big bang pour les systèmes de représentation traditionnels. Guerre, totalitarisme et racisme y ont été quasi fusionnés. Cela n’est pas toujours le cas et il y a beaucoup de conflits dans lesquels le racisme n’est pas aussi présent. Toutefois, en élargissant le racisme au communautarisme, on peut dire qu’il est la première étape de construction du rejet et de la haine de l’autre qui aboutiront au conflit armé.
Peut-il y avoir une guerre entre plusieurs États démocratiques ? Je ne sais pas et je veux croire que c’est impossible. Le totalitarisme aide en tout cas incontestablement l’avènement du fait guerrier puisqu’il institutionnalise le communautarisme, le rejet et la haine de l’autre qui permet de galvaniser les troupes, autant que de museler les populations.
Cela reste un combat sans relâche, car le repli sur soi et là haine de l’autre sont inscrits en encre indélébile au plus profond de notre humanité.
J’ai toujours en tête à ce sujet « le voyage dans la Lune » de Méliès sorti en 1902. Quand les voyageurs arrivent sur la Lune et rencontrent les sélénites, ils commencent mécaniquement à les tuer, comme si ce comportement était le plus normal qui puisse être. Heureusement, les mentalités, au moins en France, semblent avoir un peu évolué aujourd’hui.
Elle est peut-être là la différence entre le bien est le mal. Le bien est ce qui nous ouvre au monde et à l’autre. Le mal est le repli qui exacerbe frustrations et humiliations, qui nous mène à la violence et au meurtre, car la haine de l’autre est indissociable de la haine de soi.
Édouard