La disparition du paysage

Il y a ceux qui ont besoin de 500 pages ou plus pour marteler leur message.
Il y a les rares écrivains qui possèdent le talent rare de la concision.
Le narrateur vit – si l’on peut dire – depuis plusieurs mois dans un appartement à Ostende.
De sa fenêtre, il jouit d’une vue imprenable sur le toit du casino.
Sa mémoire l’a quitté, il ne se rappelle pas dans quelles circonstances.
Peut-être a-t-il été blessé dans un attentat. L’explication est donnée à la page 29.
Sa vie végétative change lorsque des travaux sont entamés sur le toit.
C’est court, intense, aussi minimaliste que prenant.
Si vous ne connaissez pas Jean-Philippe Toussaint, je ne peux que vous conseiller
de le découvrir.

Amitiés – hé oui – maritimes.

Guy

Jean-Philippe Toussaint – La Disparition du paysage – Éd. de Minuit – 47 pages.

Au cœur des ténèbres

Le Congo belge à la fin du XIXe siècle.
Cette nouvelle de Conrad est un grand classique de la littérature. J’ai eu beaucoup de mal à la lire, peut-être que cela a un peu vieilli, peut être que je ne suis pas un grand fan des récits d’aventures à l’ancienne, mais il y a autre chose évidemment et je ne regrette pas ma persévérance.
Tout d’abord, il y a ce point de vue sur le colonialisme auquel je ne m’attendais pas du tout. Je n’avais jamais imaginé que la découverte du continent par les Européens avait pu être un traumatisme non seulement pour les indigènes, mais pour les colons eux-mêmes, une source de terreur menant à la folie et aux pires comportements. J’ai pensé à « Aguirre ou la colère de Dieu » de Werner Herzog, le film de 1972 avec Klaus Kinski, la fièvre de l’or des conquistadores étant ici remplacée par la fièvre de l’ivoire.
Ce qui est terrible aussi, c’est ce décalage entre la réalité sordide et pitoyable et la vision de la colonisation très idéalisée de l’Europe. Je comprends aujourd’hui le cynisme effroyable de « Tintin au Congo ». Dans « Tintin au pays des soviets », Hergé dénonçait la falsification de la réalité par les soviets, mais avec les aventures africaines du reporter, il devenait lui-même acteur d’une falsification historique.
Et puis, il y a cette écriture incroyablement oppressante. On a l’impression de lire le récit d’un homme nous décrivant la Terre le nez collé contre une mappemonde. On devine des reliefs, quelques noms, des océans, mais on ne sait finalement pas du tout où l’on est. Et puis soudain, des cris, une agitation, une danse de javelots et de flèches, une panne de moteur, un crocodile sur le rivage. On prend espoir, on se dit que l’on va en savoir enfin un peu plus. Mais non, on n’en saura pas plus et plus on progresse, plus l’obscurité s’épaissit.
Le nom de Kurtz revient souvent. On comprend que le but du voyage est d’aller à la rencontre de ce personnage d’une cruauté inouïe et rongé par la folie assis sur un tas d’ivoire. Quand l’expédition le trouve enfin, il est au bord de la mort. J’avais même compris qu’il était tout à fait mort, mais comme il parle peu après sa découverte, c’est sans doute qu’il ne l’était pas. Ou alors, Kurtz est un fantôme ? L’état de l’enveloppe charnelle de Kurtz n’est finalement pas très important. Il semble depuis longtemps dépassé et immortalisé par sa légende.
De retour en Europe, le personnage principal, rencontre la veuve de Kurtz. L’échange est bref et Marlow ne lui dira pas la vérité, sans doute de peur de la choquer, d’ajouter de la tristesse à son veuvage, de ternir inutilement l’image d’un mort, mais aussi parce que la vérité est indescriptible, incompréhensible pour les Européens. On ne parlait pas à l’époque de syndrome post-traumatique, mais c’est un peu l’idée. Pas étonnant que Coppola se soit inspiré du scénario d’ « au cœur des ténèbres » pour réaliser « Apocalypse now ».

Édouard

Voyage d’Hiver

La Catalogne, ce sont les soubresauts politiques récents. C’est aussi un auteur exceptionnel et universel.

J’avais été soufflé par son superbe roman Confiteor.

Ces quatorze nouvelles indépendantes et pourtant intimement liées ont été écrites avant Confiteor. Elles n’ont été traduites que récemment. On retrouve la façon dont Jaume Cabré fouille les manifestations du mal, de l’amour, du destin et de ses mauvais tours.

Viaje de invierno es un homenaje literario a Schubert, a Bach y a la música y, al mismo tiempo, una celebración de la pintura, simbolizada por Rembrandt. Por otra parte,
es también un repertorio de pasiones humanas, un repaso de la historia interior de Europa y un recorrido geografico desde Viena hasta Treblinka y desde Oslo hasta
Bosnia pasando por el Vaticano. Una pequeña maravilla que confirma, una vez más, a Cabré como uno de los autores que cuentan entre los grandes nombres de la
literatura europea contemporánea.

Cet hommage écrit en espagnol démontre que les convulsions récentes du pays catalan ne peuvent pas faire oublier l’unité profonde d’une nation qui a survécu à une guerre civile meurtrière, suivie d’un régime franquiste détestable.

Amitiés pacifiques,

Guy

Jaume Cabré – Actes Sud – 304 p.

Goodbye, Columbus

Pour ceux qui ne connaissent pas Philip Roth, ces six nouvelles publiées en 1959 sont une excellente introduction.
Tout y est déjà: le Sémite (aah les mères juives), le provocateur, le paillard, l’agnostique, l’humoriste, et surtout l’immense écrivain. Il avait 25 ans, et il est resté tel qu’en lui-même par la suite.
Anecdote racontée par Pierre Assouline dans le Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature:

Un soir de 1969, Philip Roth, professeur de littérature et auteur de 3 livres, dont celui-ci, invite ses parents au restaurant pour les préparer à un événement qui va certainement les ébranler: la publication de son roman
Portnoy’s Complaint. Préoccupé par leur réaction, il leur raconte l’histoire: la confession impudique de Portnoy à son analyste, ses problèmes avec les femmes et les aléas de sa vie sexuelle dus à une éducation entre une mère juive excessivement mère juive et un père hanté par les menaces de la constipation.
Roth dut attendre la mort de sa mère pour connaître, de la bouche de son père, sa réaction à cette nouvelle.
Lorsque son fils eut quitté le restaurant, elle éclata en sanglots et déplora son état mental: « Il a des illusions de grandeur ». Bien vu, maman.

Humour juif?
Un type entre dans un café et annonce:
-on va arrêter les juifs et les  coiffeurs
Et tous de répondre:
-pourquoi les coiffeurs?

Amitiés kasher,

Guy.

Philip Roth – Folio – 369 p.

Les hommes qui n’ont pas de femme

Quand  ce livre sera traduit en français, je ne puis que vous encourager à vous précipiter.
On y retrouve dans 7 nouvelles les thèmes chers au candidat récurrent au Nobel de littérature:
la solitude, le panthéisme, l’empathie, le réalisme magique, et le thème répétitif de l’amour.
Sa culture est universelle. Le livre fourmille de références littéraires et musicales. Une histoire m’a particulièrement touché: le chirurgien désinvolte avec les femmes, à qui tout
réussit, et qui se laisse littéralement mourir d’amour. Dans une autre nouvelle, on assiste en creux à la métamorphose de Kafka: un insecte se retrouve un beau jour transformé en humain. Son manque de culture et ses érections intempestives donnent une touche gentiment humoristique à une aventure peu banale. Rien à jeter dans ce superbe livre d’un auteur discret, et même mystique,

Guy.

Haruki Murakami – 286 p. dans sa version néerlandaise

Le livre de sable

Ici, je ne me ferai pas que des amis.
Cet écrivain argentin, pour un premier contact, m’a paru obscur et prétentieux.

En page de couverture, on peut lire, de la main de J.L.B. himself:

« Je n’écris pas pour une petite élite dont je n’ai cure ni pour cette entité platonique adulée qu’on surnomme
la Masse. Je ne crois pas à ces deux abstractions, chères au démagogue. J’écris pour moi, pour mes amis
et pour adoucir le cours du temps ».
Voilà le lecteur dûment averti.

Des treize nouvelles de ce recueil, deux m’ont convaincu à moitié, les autres me sont restées incompréhensibles.
Le surnaturel et l’abscons font bon ménage.
La pédanterie du professeur Borges est sans bornes.
En toute simplicité, il se compare à Wells, Swift et Edgar Allan Poe
Je ne ferai pas partie de son cénacle.

Amitiés rétives,

Guy.

Jorge Luis Borges – Folio – 147 p.

La nébuleuse du crabe

Connaissez-vous Crab ?

Cet ouvrage m’a été offert par un admirateur de Georges. Il y a des points communs entre les univers de Georges et de Crab. Je n’irai toutefois pas jusqu’à parler de filiation. S’il devait y en avoir une, ce serait plutôt avec le personnage de Plume, d’Henri Michaux, dont j’avais étudié les aventures en terminale et qui m’avait beaucoup marqué.

Au bout de 124 pages, on ne sait toujours pas bien qui est Crab ou, plus exactement, ce qu’est Crab. La seule chose qui est au final incontestable, c’est l’existence de Crab, tout du moins dans la tête de son créateur, Eric Chevillard, et dans la tête des lecteurs.

La chose à laquelle Crab ressemble le plus est encore l’être humain même s’il semble défier tous les principes élémentaires de la physiologie et de la psychologie. Quand je pense à Crab, je vois une méduse nager dans l’océan, une chose informe et à dimensions variables. Ce qui est certain, c’est que Crab est un personnage organique. Dans la mesure où ses organes sont plus ou moins comparables à ceux des organes humains, la piste humaine semble se préciser.

Une date nous est donnée : 1821, mais difficile de savoir s’il est possible d’en faire un usage particulier. La date n’est là que pour préciser que Crab était un grand photographe un an avant l’invention de la photographie. Crab n’a pas vraiment l’air d’être doué pour le relationnel et il ne semble pas avoir un réseau émotionnel très développé. Crab n’a peut-être qu’une intelligence analytique, mais il est difficile de comprendre l’usage qu’il en fait. Son comportement semble toutefois répondre à une certaine logique. Ma scène préférée est celle au cours de laquelle Crab, venant de terminer l’écriture de ses mémoires, refuse de bouger d’un poil de peur d’avoir à changer une ligne de son ouvrage.

Les rapports entre Eric Chevillard et Crab semblent un peu compliqués. J’ai trouvé que l’auteur était très dur avec Crab, voire cruel, tant est si bien que je me suis demandé si Crab n’était tout simplement pas un cancer, mais cela reste une piste parmi tant d’autres. Il faut dire qu’avec un nom comme ça, on est tenté de se poser la question. Il y a de plus quelque chose d’un peu cancéreux dans la lecture de l’ouvrage. Crab ne se lit pas d’une traite, mais par petites gorgées et le grand nombre de portraits et de mises en situation imprègnent le lecteur comme autant de métastases.

Pour terminer, un petit focus sur la proximité avec Georges. Georges a incontestablement une maturité moins affirmée, mais je ne lui présenterai pas Crab comme un modèle. Georges restera toujours un peu lunaire, mais je souhaite qu’il soit en interaction avec son environnement et ses semblables. Non, je ne pense pas que Crab soit un bon exemple pour Georges. Enfin, maintenant que les présentations ont été faites, il y aura forcément une influence…pourvu que Crab ne le colonise pas.

Eric Chevillard
Editions de minuit
2010

Edouard

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Nageur de rivière

Le grand Jim semble se focaliser sur la forme de livres contenant deux ou trois longues nouvelles.
Celui-ci en contient deux.
1. Au pays du sans pareil.
Clive, 60 ans, retourne au Michigan pour s’occuper de sa vieille mère pendant un mois. Ce contact avec le passé dans la ferme familiale lui redonnera un nouvel élan et une nouvelle joie de vivre.
2. Nageur de rivière.
Thad, adolescent de sang indien, cherche son identité au bord du lac Michigan, dans une ferme solitaire.

Les personnages de Jim Harrison ont toujours quelque chose à nous raconter.

Clive le sexagénaire, peintre raté (quoique…) et critique d’art redouté, rumine son divorce, et tempête encore contre une amazone qui a taché son beau costume avec de la peinture jaune lors d’une conférence. Il retrouvera sa joie de peindre dans la ferme de son enfance.
Thad le gamin se met en tête de rejoindre Chicago à la nage. Et il y arrivera.
Deux apprentissages, l’un à l’automne, l’autre au printemps de la vie.
Deux histoires humaines, sensibles, sensuelles, un vrai bonheur.
Amitiés vivifiantes,
Guy.
Jim Harrison – 257 p.

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La Dame au petit chien et autres nouvelles

Le Docteur Tchékhov (1860-1904) n’était pas heureux en amour.
Marié avec Olga Knipper en 1901, il n’a que peu habité avec elle, avant de mourir dans une station thermale allemande.
Sa vision des femmes est pessimiste
Dans ces très belles nouvelles, le lecteur rencontre une couturière, la femme d’un pharmacien de province, une mondaine, quelques garces, une femme-chef d’entreprise…
Toutes ont en commun leur mal de vivre.
Les hommes ne sont pas épargnés. Chacun à sa façon souffre du manque de communication.
Même là où l’amour semble patent, la petite faille apparaît.
Les choses ont-elles tellement changé?
Amitiés secouées,
Guy.
Anton Tchékhov – Folio classique – 375 p.

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Marée basse, marée haute

Une série de textes courts – chroniques, contes, tranches de vie…- remis par l »auteur à son éditeur peu de semaines avant sa mort, en janvier 2013. Prémonition: les derniers mots de ce très beau recueil: La vie s’éloigne, mais elle revient.
Des textes fort apaisés (heureusement, Pontalis avait 89 ans lors de son décès), avec beaucoup de respect pour les personnages décrits.
Un vieil homme sur la plage, un autre assistant à l’enterrement de son premier amour, une femme de 50 ans qui se console d’un amour défunt en devenant sculptrice, tel autre qui comprend enfin la cause de son désir de venir en aide aux malades…
La psychanalyse n’est pas loin, et pour cause: Pontalis est l’auteur, avec Jean Laplanche, d’un Vocabulaire de psychanalyse qui fait toujours autorité.
Les tranches de vie, d’apparences anodines, donnent au lecteur un sentiment de bien-être.
N’est-ce pas là un des buts des traitements de l’esprit?
Amitiés détendues,
Guy.
Jean-Bertrand Pontalis – NRF Gallimard – 137

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