Instrument des ténèbres

Bouleversante alchimie entre Barbe, née à la fin du XVIIe siècle en France et Nadia, vivant aux États-Unis dans un XXe siècle finissant. Ce qui fait le lien entre les deux femmes, c’est l’écriture. En effet, Nadia est écrivain et Barbe: un de ses personnages.

Ce livre, dont je n’avais jamais entendu parler, mais qui avait dû faire un certain bruit à l’époque, puisqu’il a reçu plusieurs prix en 1996 et 1997, est une prouesse à plusieurs titres.

Historiquement, la retranscription du monde de Barbe est fascinante. J’ai toujours du mal à imaginer un système de représentation dépourvu de tout socle scientifique, un monde dans lequel tout phénomène est interprété à la lueur de superstitions plus ou moins influencées par la religion chrétienne, seul référentiel officiellement valable. Quand elle pointe le bout de son nez, à travers une médecine rudimentaire ici, la science est vue avec réserve. Elle reste un ensemble de pratiques douteuses. Les paysans y reconnaissent une odeur de soufre qui ne vient d’on ne sait où : « il vaut mieux pas savoir ». C’est cette société sans « Lumières » qui fera de Barbe une sorcière, elle qui n’avait pourtant connu d’autres démons que sa condition de femme sans attache.

On pouvait s’y attendre, c’est tout d’abord par le biais de l’intimité féminine que Barbe et Nadia se rejoignent. Barbe n’a peut être pas été inventée de toute pièce et Nadia a sans doute trouvé durant son séjour dans le Massif central, des documents officiels concernant des femmes qui auraient très bien pu être Barbe. Toutefois, on s’en rend rapidement compte, Nadia a mis beaucoup d’elle dans Barbe, peut-être plus qu’elle ne l’aurait voulu.

Ce que met Nadia dans Barbe lui échappe en effet partiellement, tout comme ce qu’elle met d’ailleurs dans le reste de l’ouvrage. Nancy Huston nous plonge ainsi dans les ténèbres de la création littéraire. Nadia dialogue avec un « autre » fantomatique qu’elle nomme « daîmon ». Il est sa muse, son inspiration, sa plume, son mentor, son bourreau. Daîmon fait remonter toutes ces choses enfouies dans l’inconscient de Nadia, tous ses souvenirs qu’elle voulait oublier et qui lui explosent à la figure, tous ses vrais morceaux d’existence qui se retrouvent dans chaque personnage, dans chaque animal, dans chaque arbre et jusque dans le ciel de la campagne française, un peu comme si l’histoire de Barbe n’était en définitive qu’une vision kaléidoscopique de celle de Nadia.

Les relations entre les deux consciences de l’écrivain s’enveniment rapidement. Le récit de l’histoire de Barbe finit ainsi par devenir le reflet d’une lutte intérieure entre Nadia et daîmon. L’issue restera incertaine jusqu’à la fin, mais Nadia finira tout de même par s’imposer. Tout d’abord indigné par la ruse de Nadia, daîmon finit par reconnaître sa défaite. Libéré, s’étant affranchi de toutes contraintes, de tout déterminisme, l’écrivain va maintenant pouvoir voler de ses propres ailes. Contre toute logique, contre toute vraisemblance, il sauvera in extremis la pauvre Barbe vouée à une mort certaine, se sauvant lui-même par la même occasion. C’est maintenant le seul maître à bord.

Texte: Édouard

Illustration: Magali

Instrument des ténèbres

Nancy Huston

1996

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