L’homme qui tua Don Quichotte

Contre vents et marées, le chevalier à la Triste Figure défend la veuve et l’orphelin dans un monde qui ne voit dans son action qu’une folie douce.
« Je sens de nouveau, sous mes talons, les côtes de Rossinante. Je reprends la route, mon bouclier sous le bras. […] Maintenant, une volonté que j’ai polie avec une délectation d’artiste soutiendra des jambes molles et des poumons fatigués. J’irai jusqu’au bout ».
Pour ceux qui ne connaîtraient pas Don Quichotte, je précise que « Rossinante » est le nom de son fidèle destrier. Ces propos n’ont pas été tenus par le personnage de Cervantes, mais par Che Guevara en 1965. C’est dire si l’âme de l’ingénieux Hidalgo a voyagé depuis 400 ans. Que les adorateurs de Don Quichotte (dont je fais partie) ne s’inquiètent pas, le titre du film de Terry Gilliam est bien entendu un oxymore. Loin de perdre son immortalité, le chevalier ressort une fois de plus vainqueur de l’adaptation d’un roman souvent qualifié d’inadaptable. Au début du film, il est rappelé que sa réalisation aura pris vingt-cinq ans, mais le résultat en valait la chandelle. Jean Rochefort, qui avait été pressenti pour incarner le héros, n’aura malheureusement pas pu voir le film qui lui est dédié ainsi qu’à un autre acteur dont j’ai oublié le nom. C’est bien triste. L’acteur français dont la filmographie est truffée de losers magnifiques que n’aurait pas renié le chevalier, aurait fait un Quichotte remarquable.
L’intrigue se déroule aujourd’hui, ce qui renforce bien entendu le décalage entre le chevalier et son époque, mais le réalisateur réussit tout de même à préserver une certaine finesse en particulier à grands coups de paysages désertiques grandioses et intemporels. Comme chez Cervantes, il y a ceux qui tentent de ramener le chevalier à la raison et ceux, méchants et cruels, qui l’encouragent dans sa folie pour mieux s’en moquer. Et puis, il y a Sancho Panza, son inséparable écuyer qui, à force d’essayer de le ramener à la raison, finit par comprendre que c’est en fait son maître qui a raison. Don Quichotte, c’est l’essence de l’art délivrant des réalités que la réalité brute est incapable de produire. Don Quichotte n’est qu’émotions et il n’est pas possible de le comprendre autrement.
Beaucoup d’interviews de Terry Gilliam dans les médias. Il est symptomatique que ce film irréalisable ait été réalisé par l’exMonthy Pyton ayant coécrit en 1975, le scénario du génial « sacré Graal » qui écorchait les aventures des chevaliers de la Table ronde. Cervantes, dès 1615, écorchait déjà les romans dans la veine de ceux de Chrétien de Troyes dont se gavait Don Quichotte avant de sombrer dans la folie, tout en en dégageant l’essence immortelle.
Dans notre monde résigné et terrorisé par son avenir, on se demande parfois où est Don Quichotte. Le décalage entre la réalité et la fiction, tel qu’il existait au XVIIe, est évidemment incomparable avec ce qu’il est à l’heure d’internet. Pourtant, le message de Cervantes n’a pas pris une ride. Répondant à la question la plus incroyablement moderne de l’évangile posée par Ponce Pilate : « qu’est-ce que la vérité ? », Cervantes nous dit qu’il n’existe en fait qu’une réalité, celle dans laquelle nous nous sentons vivants. Merci à Terry Gilliam d’avoir fait passer le message.

Edouard

Un con en hiver

La duchesse du Belgambourg part, avec Canardo, à la recherche de son père pris en otage par un groupuscule djihadiste dans les Ardennes françaises.
Le titre m’a laissé perplexe. Était-ce un clin d’œil à « un cœur en hiver », superbe film de Claude Sautet avec Daniel Auteil et Emmanuelle Béart ? Non, clairement pas. Était-ce alors une référence à « un singe en hiver », immortalisé à l’écran par Gabin et Belmondo ? Je n’ai jamais réussi à terminer le livre d’Antoine Blondin, jamais accroché avec le film d’Henri Verneuil et je suis donc allé me renseigner sur Wikipédia. Là encore, pas de correspondance claire avec le dernier opus de Sokal. Ne voyant donc pas de référence, je me suis résigné à accepter ce qui est probablement la triste vérité : il n’y a aucune référence littéraire ou cinématographique dans le titre. Il ne faut donc pas chercher trop loin. Le père de la duchesse est bien en « hiver » à plus d’un titre, mais pourquoi « con » ? Cela reste un mystère.
« Un con en hiver » s’inscrit dans la suite des deux précédents albums et, une fois de plus, donne une part prépondérante au Belgambourg. On a même droit à une carte qui nous apprend que ce petit duché, sorte de Monaco version plat pays, est situé au nord du Luxembourg.
On sent bien que la série prend un nouveau tournant et qu’on n’est plus dans des petits albums délivrant des messages poético- anarcho- philosophico- écologistes comme dans « l’Amerzone ». Les choses bougent au Belgambourg. Certains personnages récurrents disparaissent, d’autres prennent du poids. Le scénario, tout comme le titre, ne semble plus délivrer de message précis, mais l’action y est peut-être plus présente et fatalement, on va attendre la suite pour savoir comment évolue la situation politique au Belgambourg.
Je vais pas faire mon vieux con et dire que Canardo, c’était mieux avant, mais force est de constater que ce n’est plus pareil. Cette nouvelle orientation est elle une expression d’Hugo, le fils du père de Canardo (et donc son demi-frère), le fruit d’exigences de Casterman soucieux de mieux fidéliser le lectorat ou est-ce la volonté de Benoît Sokal de passer à autre chose ? Je ne sais pas, elle me déroute un petit peu.
Peut-être aussi qu’elle vise un nouveau public, plus réceptif à des références qui m’échappent. Quand la Duchesse et Canardo sortent de Belgique, ils passent devant un panneau « France » rutilant et quand ils le dépassent, on voit qu’il y a de l’autre côté un panneau « Belgique » crasseux et à l’abandon. Cela veut-il dire qu’il y a chez les Belges une fascination pour la France, pays par lequel ils se sentent dédaignés ? Il y a une autre référence qui m’intrigue. L’album se passe en grande partie dans les Ardennes françaises et l’un des protagonistes dit que la police parisienne se désintéresse totalement de cette portion du territoire qu’elle considère comme une zone de non-droit. Je ne sais pas si c’est vrai, mais j’ai pas trop aimé cette remarque. Les autres aventures se déroulaient généralement dans des lieux indéterminés et délivraient des messages universels. Là, on a l’impression que la série vire vers un certain régionalisme et peut être un repli identitaire. J’espère bien que ce n’est qu’une impression.
Édouard
Pascal Regnault, Benoît et Hugo Sokal
Casterman
2018

La serpe (Fémina 2017)

Une nuit d’octobre 1941, le château d’Escoire situé non loin de Périgueux, fut le théâtre d’un triple meurtre à coup de serpe. Henri Girard, le fils de famille, qui dormait alors au château, échappa au massacre et fût rapidement soupçonné, incarcéré et jugé. Défendu par l’avocat Maurice Garçon, star du barreau à l’époque, il fut miraculeusement acquitté alors même que plus personne ne croyait à son innocence. Philippe Jaenada reprend l’affaire.

Je ne m’intéresse pas particulièrement aux prix littéraires, mais il se trouve que cette affaire me touche personnellement. Mon père, qui avait 4 ans à l’époque et vivait à moins de 2 km du château d’Escoire, m’en a souvent parlé.

C’est un pavé de 600 pages et l’auteur ne m’a pas paru particulièrement sympathique en particulier dans les 200 premières pages qui n’abordent pas encore l’affaire. Les coups d’encensoir à son éditeur (Julliard), les nombreux renvois publicitaires à son précédent bouquin, l’humour parfois lourdingue, la fausse modestie (« je ne suis pas Balzac », on avait remarqué) et cette habitude «à la Facebook » d’évoquer en permanence sa vie privée deviennent franchement exaspérants.

À partir du moment où l’on rentre dans le vif du sujet, les choses s’améliorent. Comme dans tout roman policier, on a envie de savoir qui à fait le coup. Je fais confiance à l’auteur pour sa rigueur et l’énorme travail de recherche qu’il a effectué. La couverture précise bien qu’il s’agit d’un roman, mais pour moi, c’est plus un essai : la recherche d’une objectivité historique. C’est d’ailleurs ce que j’attendais.

Si Maurice Garçon a pu innocenter Henri Girard, c’est en partie à cause des failles grossières de l’instruction. Son génie aura toutefois été de retourner le jury alors que tout le monde se serait satisfait de la condamnation (sauf le condamné J ).

La thèse de Jaenada, à laquelle Maurice Garçon pensait visiblement aussi, est possible, voire même probable, mais est teintée d’une profonde tristesse. Henri y a certainement deviné la vérité et c’est probablement la raison pour laquelle il ne s’est pas acharné dans la recherche du vrai coupable. Le « golden boy » meurtrier,  miraculeusement innocenté, est un scénario bien meilleur, un peu comme la corde brisée du pendu qui émerveillait tant au moyen-âge.

Bien sûr, si Jaenada a raison, on regrette les 19 mois d’emprisonnement infligés à Henri. Ceci dit, cette incarcération va changer sa vie. Après s’être enfui au Vénézuéla, il réapparaitra après la guerre dans les milieux intellectuels sous le nom de Georges Arnaud, Ami de Leo Ferré, de Jacques Vergès et de Gérard de Villier, il sera notamment l’auteur du « salaire de la peur » que Clouzot immortalisera à l’écran.

Édouard

Philippe Jaenada

Jullard

2017

Astérix et la transitalique

Afin de mettre en valeur la qualité de l’entretien des voies romaines, le sénateur Bifidus Lactus décide d’organiser une course de chars à travers la péninsule italienne rassemblant des concurrents venus des quatre coins de l’empire. Astérix et Obélix sont à la fête.

Une fois de plus, apparaissent sur la couverture en gros caractères, les noms de « R.Goscinny » (décédé en 1977) et « A.Uderzo » (retiré des aventures d’Astérix depuis « Astérix chez les Pictes). En dessous, en plus petit, les noms des réels auteurs « Jean-Yves Ferri » et « Didier Conrad ». Sur la page de garde, il est bien précisé que « Goscinny et Uderzo présentent une aventure d’Astérix ». Cela va donc beaucoup plus loin qu’une filiation. Les réels auteurs ne revendiquent pas un « à la manière de… » ou un « avec les personnages de… », mais prétendent incarner les démiurges originels.

Pari réussi. L’album « Astérix et la transitalique » n’est peut-être pas aussi bon que « le papyrus de César », mais incontestablement bien meilleur qu’ « Astérix chez les Pictes ». Les pages traditionnelles « quelques Gaulois » ainsi que la carte de France avec la loupe sur le petit village d’Armorique n’apparaissent plus. Les puristes s’en désoleront peut être, mais pas moi. Il faut je pense que l’Esprit des créateurs évolue quelque peu pour ne pas qu’Asterix perdre son âme. Le contexte national et international n’a plus rien à voir avec celui des années 60 et une ouverture s’impose. Très bien cette « Foire Itinérante de l’Artisanat Celte (FIAC) » (je n’avais même pas remarqué l’allusion à la première lecture) à Vannes. Il y a donc un quotidien de nos héros qui ne se cantonne pas au village, à la chasse aux sangliers dans la forêt et aux bagarres avec les Romains des camps retranchés. C’est rassurant.

L’intrigue n’est pas trop mal non plus, elle ne renvoie pas à l’actualité immédiate comme dans le Papyrus, mais explore une contrée dans laquelle il est vrai que les deux inséparables gaulois ne s’étaient jamais aventurés. De la péninsule italienne, ces derniers ne connaissant que Rome. Bien entendu, les anachronismes pleuvent et c’est toujours ce qui a fait le charme de la série. Ceci étant dit, c’est intéressant historiquement de voir que Rome n’était pas la péninsule italienne et que les habitants du Latium avaient des modes de vie semblables à ceux des Gaulois.

Les gags sont bien dosés avec les gros gags visuels qui ne sont pas trop nombreux, les jeux de mots bien appuyés avec explications pour que tout le monde puisse comprendre et les gags plus subtils que les plus jeunes auront du mal à comprendre comme ce personnage qui parle de « proposition qu’on ne pourra pas refuser » ou cet autre pour lequel « Capri, c’est fini ».

Pour terminer, merci aux petits clins d’œil pour les fans comme la présence discrète du chef du bateau pirate et de sa vigie Baba (qui avait fait l’objet d’une polémique lors de la sortie du « papyrus de César » et qui, comme il se doit, ne prononce toujours pas les « R »). ou celle d’un des Helvètes de mon album favori.  J’attends les prochaines aventures avec impatience.

Édouard

Patchword

L’écrivain est-il réellement le démiurge tout-puissant fantasmé par l’imaginaire collectif ?

À côté de l’auteur, il y a parfois un ou plusieurs nègres, un mentor, des relecteurs qui donnent des conseils plus ou moins avisés. Ensuite, il y a le dialogue avec l’éditeur qui entrave encore un peu plus la liberté de l’auteur. Enfin, il y a les lecteurs et les critiques qui s’approprient à leur façon l’ouvrage.

Bref, l’auteur démiurge prendra beaucoup de coups lorsqu’il sort de l’ombre et qu’un livre a par définition vocation à échapper à son auteur.

Le « patchword » va beaucoup plus loin. Vous ne trouverez pas le mot dans le dictionnaire puisqu’il a été adopté à l’unanimité par mon atelier d’écriture il y a quelques mois. Avec le « patchword », la multipaternité du roman est revendiquée d’emblée. Ce n’est pas un recueil de nouvelles, mais bien une intrigue unique avec des scènes rédigées par différents auteurs (une scène peut être elle aussi rédigée par plusieurs auteurs). La difficulté, vous l’aurez deviné, est de préserver la cohérence de l’ensemble tout en respectant le style et la spontanéité de chacun. Ce n’est pas forcément facile et c’est là tout l’intérêt de l’exercice. Merci aussi à l’informatique. Sans adresse collective gmail, sans « drive » et sans fichier Excel tenant à jour l’avancée du plan détaillé, l’entreprise n’aurait peut-être pas été possible.

Partis à 9, nous avons terminé à 6. Il faut aussi tenir compte d’un 7e élément indispensable : le modérateur (en l’occurrence, l’animatrice de l’atelier). Pas besoin d’être tous des Victor Hugo : tout le monde doit trouver sa place. Cependant, il est bon qu’un ou deux membres de l’atelier aient quelques connaissances techniques concernant la construction de l’intrigue.

Bref, l’objet final intitulé « meurtres cousus main » (le choix du titre n’a pas été une mince affaire et nous avons finalement opté pour le consensus mou) me semble pas trop mal, mais nous attendons avec impatience le retour des lecteurs. Nous ne sommes pas passés par un processus éditorial. Seulement une centaine d’exemplaires ont été tirés à compte d’auteur.

Si le concept vous intéresse, une lecture publique partielle de l’ouvrage sera effectuée

Le 13 juin à 19h00 à la librairie « la 25e heure », 8 place du général Beuret, Mo Vaugirard (ligne 12), Paris XVe

Édouard

La mort aux yeux verts

La fille de l’inspecteur Garenni traque l’assassin de son père avec l’aide de Canardo.

Je n’avais pas fait de critique de « mort sur le lac », la première partie de ce diptyque, ne lui ayant rien trouvé de novateur dans l’univers de Benoît Sokal. Pour tout dire, je n’ai pas non plus retrouvé dans le scénario de la seconde partie cette puissance anarchodépressive qui se mariait si bien avec le caractère du célèbre palmipède au trench-coat usé. Était-ce ma sensibilité ou le dessinateur qui s’érodait ?

J’ai adoré « le vieux canard et la mer » en 2014. J’avais particulièrement apprécié ce nouveau souffle et adoré le conflit intergénérationnel qui servait de fil conducteur à l’intrigue. Ce que je n’avais pas vu, c’est l’intrusion d’un nouveau personnage dans la série: Hugo Sokal, le fils de Benoît, auteur du scénario. Sur internet, on trouve quelques infos sur Hugo qui gravite lui aussi dans l’univers de la BD. Sans doute était-ce à lui que Benoît pensait dans l’ « affaire belge », histoire d’un ado peu doué rêvant d’égaler son père, un dessinateur has been.

À côté de Sokal le jeune se trouvait le nom d’un troisième personnage : Pascal Regnault, dessinateur français et collaborateur de longue date de Sokal l’ancien auquel je n’avais jamais fait attention puisque son nom n’apparaît jamais sur la couverture des albums.

Depuis « mort sur le lac », les albums de Canardo sont réalisés à 6 mains et la répartition des rôles est clairement précisée au quatrième de couverture : Pascal Regnault au dessin, Benoît et Hugo Sokal au scénario, Hugo Sokal à la couleur. Bref, si l’évolution de l’univers de Canardo n’apparaissait plus clairement dans les histoires, c’est peut être parce que les créateurs se réorganisaient tout en s’efforçant dans préserver l’authenticité.

Pour terminer, je veux dédier ce paragraphe à Hugo Sokal qui semble prendre une place de plus en plus importante dans la série :

– les titres du duo « mort sur le lac/la mort aux yeux verts » ne m’ont pas semblés terribles avec la double utilisation du mot « mort ». Des titres plus tranchés du style « sept boules de cristal/temple du soleil » ont plus de gueule ;

– les deux parties ne se distinguent pas clairement. La première se termine sur le visage de Garenni bien vivant, la seconde partie débute avec son enterrement…y manque comme une transition ;

– pas grand-chose d’autre sinon que tu peux encore mettre plus de grandes vignettes et limiter le texte parfois trop long.

– la double page avec le bar de Fred n’apparaît plus depuis quelques albums, est-ce que tu peux la remettre ?

Bref, je te souhaite de réussir à donner une seconde vie à la flamme paternelle sans en perdre le charme et d’écouter ton aîné tout en réussissant à t’imposer . Tu étais sur la bonne voie avec « le vieux canard et la mer », ne t’égare pas.

Edouard

Pour en finir avec le snobisme

Il y a trois ans sur ce blog, je qualifiais de snobs, les visiteurs d’une exposition Giotto , blessant ainsi beaucoup d’admirateurs du peintre dont Pierre qui m’avait ce jour là fait sortir de ma caverne et Martine qui me renvoya l’ascenseur deux mois plus tard lorsque je faisais part de mon admiration pour Miró. Ceci dit, Martine avait tenu des propos en 2011 sur les lecteurs de Zweig qui n’étaient pas très éloignés du procès en snobisme.

Cette histoire de Giotto m’a beaucoup marqué et depuis trois ans, je me dis qu’il faudrait que je creuse cette affaire de snobisme.

Guy, mon cher coblogueur, me donne aujourd’hui l’occasion de m’exprimer sur le snobisme en art puisqu’il accuse Borges de snobisme, ce qui me blesse, étant moi-même un grand admirateur de l’écrivain.

Qui de Giotto, Miró, Zweig, Borges et de leurs admirateurs sont les plus snobs ? Bien entendu, la réponse à cette question ne peut être que subjective et je me garderai bien d’en donner une.

Il y a 3 ans, mon papa (comme quoi, il faut toujours écouter son papa) m’avait donné une piste en citant un vers de Paul Valéry (Paul Valéry était-il snob ?) « Voyageur! il ne tient qu’à toi que ce monument soit un tas de pierres ou un tombeau . Ami n’entre pas sans désir ! »

J’ai mis un certain temps à comprendre que tout cela ne tournait en définitive qu’autour d’une affaire de sensibilité personnelle. Je le reconnais, je n’étais pas préparé pour admirer Giotto et je le jure, j’ai été réellement bouleversé par Miró. Pourquoi ? Une psychothérapie me permettrait sans doute de trouver des réponses…une attirance plus prononcée pour l’Espagne que pour l’Italie, plus forte pour l’art abstrait que pour la peinture religieuse. L’incapacité que l’on peut avoir à ressentir une émotion devant une œuvre peut nous faire penser qu’il ne peut en être autrement pour ceux qui disent l’admirer et qui ne pourraient donc que simuler leur émotion.

Cependant, je ne dis pas que les vrais snobs n’existent pas, ceux qui simulent leur admiration pour telle œuvre ou tel artiste avec le seul objectif d’occuper une posture sociale d’élite ou populiste. Pour que la simulation soit parfaite, encore faut-il que le vrai snob ne ressente aucune émotion, ce qui le rapproche de l’inquisiteur ès snobisme. Peut-on dire qu’il faut être un peu snob pour accuser de snobisme ses semblables ? Je ne suis pas loin de le penser et je veux bien reconnaître que j’ai fait preuve de snobisme populiste en traitant de snobs les admirateurs de Giotto. Je m’excuse platement auprès d’eux. Cependant, tout en admirant Proust , je le trouve très snob, même s’il est lui même un grand pourfendeur du snobisme (et surtout pour cela peut être).

Edouard

Je m’en vais

Prix Goncourt, et meilleur livre de l’année pour la revue Lire en 1999.

Voilà un auteur qui mérite d’être (re)connu. Un style clinique, un détachement étonnant, et, sur la pointe des pieds, j’oserais le comparer à Albert Camus (L’étranger),  avec ici l’humour en prime.

Le personnage principal, Ferrer, ouvre le livre en annonçant son départ à sa femme Suzanne.
Il dirige une galerie d’art qui tient le coup grâce à quelques ‘vedettes ‘ aussi folkloriques que dépourvues de talent authentique. Son assistant lui parle un jour d’un cargo qui n’attend que la visite de celui qui voudra mettre la main sur un chargement d’antiquités paléobaleinières (!) Seulement, ce navire est coincé par les glaces au pôle Nord. Et le voilà parti pour une aventure burlesque et totalement irréaliste. L’anecdote a au fond peu d’importance. Le style par contre se révèle fulgurant.
Le lecteur rit tout bas, et pourtant il s’agit de l’histoire d’un paumé. Les femmes qui croisent sa route se montrent aussi cocasses qu’imprévisibles. Les méchants sont de vrais méchants, mais on a de la peine à leur en vouloir.

La dernière phrase du livre: Je prends juste un verre et je m’en vais.

Amitiés chaleureusement polaires,

Guy

Jean Echenoz – Éd. de Minuit – 253 p.

Instrument des ténèbres

Bouleversante alchimie entre Barbe, née à la fin du XVIIe siècle en France et Nadia, vivant aux États-Unis dans un XXe siècle finissant. Ce qui fait le lien entre les deux femmes, c’est l’écriture. En effet, Nadia est écrivain et Barbe: un de ses personnages.

Ce livre, dont je n’avais jamais entendu parler, mais qui avait dû faire un certain bruit à l’époque, puisqu’il a reçu plusieurs prix en 1996 et 1997, est une prouesse à plusieurs titres.

Historiquement, la retranscription du monde de Barbe est fascinante. J’ai toujours du mal à imaginer un système de représentation dépourvu de tout socle scientifique, un monde dans lequel tout phénomène est interprété à la lueur de superstitions plus ou moins influencées par la religion chrétienne, seul référentiel officiellement valable. Quand elle pointe le bout de son nez, à travers une médecine rudimentaire ici, la science est vue avec réserve. Elle reste un ensemble de pratiques douteuses. Les paysans y reconnaissent une odeur de soufre qui ne vient d’on ne sait où : « il vaut mieux pas savoir ». C’est cette société sans « Lumières » qui fera de Barbe une sorcière, elle qui n’avait pourtant connu d’autres démons que sa condition de femme sans attache.

On pouvait s’y attendre, c’est tout d’abord par le biais de l’intimité féminine que Barbe et Nadia se rejoignent. Barbe n’a peut être pas été inventée de toute pièce et Nadia a sans doute trouvé durant son séjour dans le Massif central, des documents officiels concernant des femmes qui auraient très bien pu être Barbe. Toutefois, on s’en rend rapidement compte, Nadia a mis beaucoup d’elle dans Barbe, peut-être plus qu’elle ne l’aurait voulu.

Ce que met Nadia dans Barbe lui échappe en effet partiellement, tout comme ce qu’elle met d’ailleurs dans le reste de l’ouvrage. Nancy Huston nous plonge ainsi dans les ténèbres de la création littéraire. Nadia dialogue avec un « autre » fantomatique qu’elle nomme « daîmon ». Il est sa muse, son inspiration, sa plume, son mentor, son bourreau. Daîmon fait remonter toutes ces choses enfouies dans l’inconscient de Nadia, tous ses souvenirs qu’elle voulait oublier et qui lui explosent à la figure, tous ses vrais morceaux d’existence qui se retrouvent dans chaque personnage, dans chaque animal, dans chaque arbre et jusque dans le ciel de la campagne française, un peu comme si l’histoire de Barbe n’était en définitive qu’une vision kaléidoscopique de celle de Nadia.

Les relations entre les deux consciences de l’écrivain s’enveniment rapidement. Le récit de l’histoire de Barbe finit ainsi par devenir le reflet d’une lutte intérieure entre Nadia et daîmon. L’issue restera incertaine jusqu’à la fin, mais Nadia finira tout de même par s’imposer. Tout d’abord indigné par la ruse de Nadia, daîmon finit par reconnaître sa défaite. Libéré, s’étant affranchi de toutes contraintes, de tout déterminisme, l’écrivain va maintenant pouvoir voler de ses propres ailes. Contre toute logique, contre toute vraisemblance, il sauvera in extremis la pauvre Barbe vouée à une mort certaine, se sauvant lui-même par la même occasion. C’est maintenant le seul maître à bord.

Texte: Édouard

Illustration: Magali

Instrument des ténèbres

Nancy Huston

1996

Charlotte

Dans le mensuel Lire du mois d’avril dernier, l’auteur raconte que la rédaction de ce livre lui a pris 10 ans. Il commence seulement à s’en remettre. On le croit volontiers, au vu du travail de recherche effectué.
Charlotte Salomon est née à Berlin en 1917 dans une famille de la bourgeoisie juive. Sa famille est marquée par de nombreux suicides. Sa tante, dont elle porte le prénom, s’est jetée dans la rivière par une glaciale nuit d’hiver. Sa mère se suicide quand Charlotte est âgée de 8 ans. Elle grandit dans l’ignorance de la cause de la mort de sa maman. Un  jour, elle se découvre un talent pour le dessin et la peinture. Mais l’Allemagne sombre dans la folie. Réfugiée en France, elle racontera sa vie et son amour perdus, grâce à sa peinture. Dénoncée, elle sera gazée à Auschwitz. Ses toiles, qu’elle avait confiées à son médecin, sont conservées à Amsterdam.

Un très beau livre, d’une pudeur extrême. Les phrases courtes scandent cette destinée tragique, comme un poème. La fin est glaciale.
Et le lecteur se pose la question: pourquoi??

Amitiés mélancoliques,

Guy

Charlotte – David Foenkinos

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