Start-up

Trouvé ceci dans « À mots découverts » du toujours spirituel Alain Rey

Plusieurs auditrices et quelques auditeurs se préoccupent du vocabulaire d’Internet, qui devient de plus en plus incontournable, comme on dit, mais qui nous asperge d’un franglais indiscret.
L’une des questions qui revient le plus souvent, à côté des e-mails qu’on aime traduire en courriels, à la québécoise, est celle du remplacement possible de start-up. Ces jeunes sociétés avides de profit et qui se développent avec une rapidité impressionnante ont paresseusement conservé dans notre langue si accueillante leur désignation américaine. Nous connaissions déjà quelques mots issus du verbe anglais to start, qui signifie « partir, démarrer », par exemple le starter des automobiles et celui des stades, ou encore la starting gate des champs de courses. Start-up, que vous pouvez toujours prononcer « startupe » pour montrer que vous savez l’écrire, ne veut pas dire grand-chose de précis. Le vocabulaire des affaires et de la finance américaines utilisait le mot bien avant les « nouvelles technologies » et la « nouvelle économie » (qui ne peut être qu’une new economy…) à propos de sociétés pétrolières à développement rapide. Aucune idée de jeunesse ni de croissance, comme dans le gracieux « jeune pousse » que l’Administration française favorise, mais simplement un démarrage rapide.
Il semble que la Bourse suggère aux Français des idées botaniques et jardinières, puisque l’une de mes correspondantes me suggère par une carte postale exotique et charmante le mot turion. Ce latinisme de botaniste existe en effet depuis le XVIe siècle et signifie justement « jeune pousse » ; il est bref, sonore, mais un peu rare et précieux. Il évoque, parmi les végétaux, les bourgeons de ce qui va devenir succulent, l’asperge. Si le ou la start-up – grand inconvénient de l’anglicisme, le genre flottant – est, à son démarrage, un turion, il ou elle pourra devenir une grande asperge, ce qui n’est pas forcément la gloire. Décidément, ce turion latin serait plus goûteux et plus ironique que la banale start-up franglaise.

Comment se porte votre turion, mes jeunes amis?

Guy.

Apocalypse bébé

J’suis plongée dans Virginie Despentes en ce moment. Tu connais ?
– Le nom me parle, mais j’ai jamais rien lu d’elle. Tu me conseilles lequel ?
Un peu plus tard, je passe un coup de Wikipédia. Ah, d’accord, c’est celle qui avait écrit « baise-moi ». J’me souviens, j’étais au lycée à l’époque, ça avait fait du buzz. J’me souviens plus comment c’était le buzz avant internet, mais il y avait déjà du buzz. Je sais pas si c’est très malin un titre comme pareil. Ça te colle au cul une étiquette « provoc » dont il doit être difficile de se débarrasser.
17 ans plus tard, Despentes reçoit le prix Renaudot pour « apocalypse bébé ». Du sexe, il y en a encore pas mal, un peu trop à mon goût, mais il n’y a pas que ça. Les hommes sont quasi absents et ce sont donc des histoires de lesbiennes qui pimentent le roman. Ceci dit, ça change de l’univers très sexué de « balance ton porc » et « me too ».
Ceci dit, Virginie Despentes est un vrai écrivain.
Valentine, fille d’un écrivain en mal de reconnaissance, quitte le nid. Deux détectives privées sont chargées de la retrouver.
J’aime bien cette description des années 2010 avec l’explosion d’internet, ce monde à la recherche de nouveaux repères dont les adolescents sont les premières victimes.
Ceci dit, Lucie, l’une des deux détectives, ne semble pas y voir tellement plus clair que Valentine. « La hyène », sa coéquipière, une sorte de cousine de Lisbeth Salander y semble beaucoup plus à l’aise : elle vit pour le chaos, il est fait pour elle.
J’aime cette construction du roman à travers une galerie de portraits qui vont en profondeur dans chaque personnage principal.
J’aime la fin apocalyptique comme il se doit. La notion de réalité a explosé. L’individu, pour survivre dans cet univers, ne peut plus compter sur une réalité toute faite et doit se construire sa propre réalité.
Aujourd’hui, les fakes news font partie de notre quotidien et, en voyant l’annonce de la mort de Stallone sur Facebook émanant d’un site douteux, on va automatiquement la recroiser via Google avec une source plus officielle. Je rassure mes lecteurs, Stallone n’est pas mort, je ne vois pas trop quel peut être l’intérêt d’annoncer sa mort, mais bon, il y en a sans doute un. Sinon, il n’y aurait pas eu de fake new. Maintenant, je ne vais pas chercher plus loin. Sans doute notre cerveau s’est-il formaté avec internet. Sans doute des clapets « pas la peine d’essayer de comprendre » ce sont-ils mis en place pour nous permettre de naviguer dans notre univers quotidien. En 2010, les esprits n’étaient peut-être pas complètement formatés.
Édouard
Virginie Despentes
2010
Le livre de poche

La grammaire est une chanson douce

Les bases de la grammaire française racontée aux enfants et aux adultes ayant oublié les bases de la grammaire et/ou leur âme d’enfant.
Il y a beaucoup de livres que j’ai lus trop jeune, mais celui-là, j’aurais aimé le lire à l’école primaire. Il ne date cependant que de 2003, ce qui est un peut tard pour moi. Je n’aimais pas la grammaire, n’y trouvant aucun intérêt. Je n’aimais pas non plus la conjugaison ni l’orthographe et j’écrivais comme un cochon. C’est venu plus tard, beaucoup plus tard…mais j’adorais la lecture et nul doute que si on m’avait fait lire à l’époque le livre d’Erik Orsenna, les choses auraient été différentes.
Je n’avais jamais rien lu de lui. Son style est d’une fluidité extraordinaire tant est si bien qu’au début de l’ouvrage, j’engloutissais les mots tellement vite qu’il m’était impossible de suivre l’intrigue. J’ai cru tout d’abord que c’était seulement une succession d’historiettes, de TTC comme ils disent chez Shortédition que je remercie au passage de m’avoir envoyé ce livre pour mon noël. Quand le débit s’est calmé, la structure a commencé à apparaître. Je n’avais jamais imaginé que le style pouvait être un régulateur de flux, le robinet des mots.
C’était aux environs des mots oubliés. Les mots, comme les dieux et les fées, meurent si on les oublie. Moi j’aime bien les mots « torve » et « chafouin », j’essaie de les employer dès que possible.
Après, les mots tant redoutés dans mon enfance sont apparus : nom, pronom, article adverbe, verbe…quelle horreur, je les avais maudits à l’époque, ils me rappellent des listes que je trouvais alors sans queue ni tête que je réussissais péniblement à apprendre pour les oublier à la sortie du contrôle. Elles étaient imprimées sur des stencils à l’odeur si particulière…l’encre bavait un peu. J’ai pensé alors que c’était le moment de faire un voyage dans le temps, de gommer de ma mémoire tous les enseignements grammaticaux dont il ne me reste qu’une vague souffrance et de les remplacer par tous ces petits personnages à l’allure si joyeuse se donnant la main, faisant des rondes et évoluant dans un paysage à la Candy Crush, guidés par les verbes donnant le tempo.
– Qu’est ce qui ne va pas la conscience ? Je vois bien ton petit regard chafouin. Tu vas me faire ensuite le coup de l’œil torve.
– C’est interdit. Le passé est gravé une fois pour toutes, il est sacrilège de vouloir le changer ;
– Oh, pour une fois. Je suis bien d’accord qu’il y a des choses du passé auxquelles on ne peut et on ne doit pas toucher, mais tout de même, les cours de grammaire de l’école primaire, c’est bien anodin.
– On commence par les cours de grammaire…
Edouard

Erik Orsenna
2003
Le livre de poche

La serpe (Fémina 2017)

Une nuit d’octobre 1941, le château d’Escoire situé non loin de Périgueux, fut le théâtre d’un triple meurtre à coup de serpe. Henri Girard, le fils de famille, qui dormait alors au château, échappa au massacre et fût rapidement soupçonné, incarcéré et jugé. Défendu par l’avocat Maurice Garçon, star du barreau à l’époque, il fut miraculeusement acquitté alors même que plus personne ne croyait à son innocence. Philippe Jaenada reprend l’affaire.

Je ne m’intéresse pas particulièrement aux prix littéraires, mais il se trouve que cette affaire me touche personnellement. Mon père, qui avait 4 ans à l’époque et vivait à moins de 2 km du château d’Escoire, m’en a souvent parlé.

C’est un pavé de 600 pages et l’auteur ne m’a pas paru particulièrement sympathique en particulier dans les 200 premières pages qui n’abordent pas encore l’affaire. Les coups d’encensoir à son éditeur (Julliard), les nombreux renvois publicitaires à son précédent bouquin, l’humour parfois lourdingue, la fausse modestie (« je ne suis pas Balzac », on avait remarqué) et cette habitude «à la Facebook » d’évoquer en permanence sa vie privée deviennent franchement exaspérants.

À partir du moment où l’on rentre dans le vif du sujet, les choses s’améliorent. Comme dans tout roman policier, on a envie de savoir qui à fait le coup. Je fais confiance à l’auteur pour sa rigueur et l’énorme travail de recherche qu’il a effectué. La couverture précise bien qu’il s’agit d’un roman, mais pour moi, c’est plus un essai : la recherche d’une objectivité historique. C’est d’ailleurs ce que j’attendais.

Si Maurice Garçon a pu innocenter Henri Girard, c’est en partie à cause des failles grossières de l’instruction. Son génie aura toutefois été de retourner le jury alors que tout le monde se serait satisfait de la condamnation (sauf le condamné J ).

La thèse de Jaenada, à laquelle Maurice Garçon pensait visiblement aussi, est possible, voire même probable, mais est teintée d’une profonde tristesse. Henri y a certainement deviné la vérité et c’est probablement la raison pour laquelle il ne s’est pas acharné dans la recherche du vrai coupable. Le « golden boy » meurtrier,  miraculeusement innocenté, est un scénario bien meilleur, un peu comme la corde brisée du pendu qui émerveillait tant au moyen-âge.

Bien sûr, si Jaenada a raison, on regrette les 19 mois d’emprisonnement infligés à Henri. Ceci dit, cette incarcération va changer sa vie. Après s’être enfui au Vénézuéla, il réapparaitra après la guerre dans les milieux intellectuels sous le nom de Georges Arnaud, Ami de Leo Ferré, de Jacques Vergès et de Gérard de Villier, il sera notamment l’auteur du « salaire de la peur » que Clouzot immortalisera à l’écran.

Édouard

Philippe Jaenada

Jullard

2017

Au piano

Il est bien connu que la pratique du piano demande au concertiste une discipline sans faille.
Max en sait quelque chose, lui qui peine à résister au trac, et qui présente une attirance pour les boissons spiritueuses nuisant à sa carrière.
Dès les premières pages, le lecteur apprend que Max mourra de façon violente dans une vingtaine de jours.
Mais le livre ne se termine pas là.
Dans la deuxième partie du livre, qui en compte trois, Max se réveille dans un monde inconnu.
Inutile d’en révéler plus, pour ne pas gâcher le plaisir de la lecture.

J’aime beaucoup le ton moqueur et déjanté de Jean Echenoz. Il ne craint pas de s’adresser au
lecteur comme à un confident. Ses digressions souvent hilarantes sont canalisées par un style
sans aucune faille.

À conseiller à la plage,

Guy

Jean Echenoz – Ed. de Minuit – 223 p.

Astérix et la transitalique

Afin de mettre en valeur la qualité de l’entretien des voies romaines, le sénateur Bifidus Lactus décide d’organiser une course de chars à travers la péninsule italienne rassemblant des concurrents venus des quatre coins de l’empire. Astérix et Obélix sont à la fête.

Une fois de plus, apparaissent sur la couverture en gros caractères, les noms de « R.Goscinny » (décédé en 1977) et « A.Uderzo » (retiré des aventures d’Astérix depuis « Astérix chez les Pictes). En dessous, en plus petit, les noms des réels auteurs « Jean-Yves Ferri » et « Didier Conrad ». Sur la page de garde, il est bien précisé que « Goscinny et Uderzo présentent une aventure d’Astérix ». Cela va donc beaucoup plus loin qu’une filiation. Les réels auteurs ne revendiquent pas un « à la manière de… » ou un « avec les personnages de… », mais prétendent incarner les démiurges originels.

Pari réussi. L’album « Astérix et la transitalique » n’est peut-être pas aussi bon que « le papyrus de César », mais incontestablement bien meilleur qu’ « Astérix chez les Pictes ». Les pages traditionnelles « quelques Gaulois » ainsi que la carte de France avec la loupe sur le petit village d’Armorique n’apparaissent plus. Les puristes s’en désoleront peut être, mais pas moi. Il faut je pense que l’Esprit des créateurs évolue quelque peu pour ne pas qu’Asterix perdre son âme. Le contexte national et international n’a plus rien à voir avec celui des années 60 et une ouverture s’impose. Très bien cette « Foire Itinérante de l’Artisanat Celte (FIAC) » (je n’avais même pas remarqué l’allusion à la première lecture) à Vannes. Il y a donc un quotidien de nos héros qui ne se cantonne pas au village, à la chasse aux sangliers dans la forêt et aux bagarres avec les Romains des camps retranchés. C’est rassurant.

L’intrigue n’est pas trop mal non plus, elle ne renvoie pas à l’actualité immédiate comme dans le Papyrus, mais explore une contrée dans laquelle il est vrai que les deux inséparables gaulois ne s’étaient jamais aventurés. De la péninsule italienne, ces derniers ne connaissant que Rome. Bien entendu, les anachronismes pleuvent et c’est toujours ce qui a fait le charme de la série. Ceci étant dit, c’est intéressant historiquement de voir que Rome n’était pas la péninsule italienne et que les habitants du Latium avaient des modes de vie semblables à ceux des Gaulois.

Les gags sont bien dosés avec les gros gags visuels qui ne sont pas trop nombreux, les jeux de mots bien appuyés avec explications pour que tout le monde puisse comprendre et les gags plus subtils que les plus jeunes auront du mal à comprendre comme ce personnage qui parle de « proposition qu’on ne pourra pas refuser » ou cet autre pour lequel « Capri, c’est fini ».

Pour terminer, merci aux petits clins d’œil pour les fans comme la présence discrète du chef du bateau pirate et de sa vigie Baba (qui avait fait l’objet d’une polémique lors de la sortie du « papyrus de César » et qui, comme il se doit, ne prononce toujours pas les « R »). ou celle d’un des Helvètes de mon album favori.  J’attends les prochaines aventures avec impatience.

Édouard

Une vie française

En légère panne de lecture, j’ai relu ‘une vie française’ de Jean-Paul Dubois.
Prix Fémina 2004, ce roman rassemble toutes les qualités de l’auteur toulousain.
En exergue de son premier roman (Tous les matins je me lève (1988), on peut lire:
« Si on avait une perception infaillible de ce qu’on est, on aurait tout juste encore le courage de se coucher, mais certainement pas celui de se lever » (E.-M. Cioran)

On retrouve ici plusieurs thèmes ou personnages récurrents: Paul, le narrateur, Anna son épouse, les tondeuses à gazon, les bagnoles (ici la Simca), le rugby, un dentiste sadique nommé Edgar Hoover. Le livre est scandé par les divers présidents français, qui en quelque sorte patronnent un ou deux quinquennats.
La première partie du livre est absolument tordante. Les études de Paul, sa découverte de la sexualité, le début de la vie adulte, son mariage avec une battante, l’éducation de ses deux enfants, son succès comme photographe des arbres. Puis vient une série de malheurs: krach boursier, faillite, accident d’avion, le suicide de son psychanalyste, la schizophrénie de sa fille adorée.
Une série noire qui fera de Paul un jardinier nostalgique, se consolant tant bien que mal avec son petit-fils chéri.

L’humour est la politesse du désespoir, voilà qui peut s’appliquer à ce magnifique écrivain.

Amitiés aigres-douces,

Guy.

Jean-Paul Dubois – Éd. Olivier – 357 p.

La fuite de Monsieur Monde

La grande force de Simenon: un monde en clair-obscur, avec les détails qui font mouche.
Norbert Monde dirige une société de transports.
Il quitte son bureau un soir, passe à la banque, et disparaît.
On le retrouve à Marseille, puis à Nice, où il se trouve un travail dans une brasserie interlope fréquentée par des amateurs de jeu et chair fraîche.
Il se met en ménage (boiteux) avec une jeune femme encore plus paumée que lui.
Au bout de quelques mois, il retourne chez lui, et se remet au travail comme si rien ne s’était passé.

Écrit en 1944, le récit n’a pas vraiment vieilli.
On ne peut pas reprocher à Simenon d’avoir le premier raconté une histoire de disparition.
La littérature et l’actualité se sont emparées de ce thème pendant les 70 ans qui ont suivi.
Mais je préfère quand même bon-papa Maigret et ses déductions rocambolesques.

Amitiés au commissaire,

Guy.

 

Georges Simenon – Poche – 188 p.

Marrakech

La nuit

C’est un Français. Sa femme et ses enfants dorment au fond du minibus de la Royal Air Maroc.

– Ça m’est déjà arrivé plusieurs fois de voir ma correspondance annulée à Casa.

5h du matin, aéroport Mohamed V

– 7h ? Vous m’aviez dit qu’on pouvait faire la déclaration de perte de bagage dès 5h…

– Oui, mais c’est parce qu’il y avait mes collègues.

9h, Riad Dar Nabila.

– Ah, vous voilà, je vous ai attendu jusqu’à 3 heures. J’ai donné votre chambre à quelqu’un d’autre, mais ne vous inquiétez pas, le gérant a une autre Riad pas loin.

12h place Riad Laarous.

– Vous savez où on peut manger?

– Oui, on va aller à la coopérative berbère et après, je te montre un bon restaurant.

Le lendemain matin (entre temps, j’ai récupéré mes bagages).

À 50 mètres de la Mamounia, deux dromadaires attendent le client sur un grand parking désert. Au loin, on peut voir les reliefs de l’Atlas qui se détachent comme de grosses meringues dans le bleu du ciel.

En début d’après-midi, à la sortie du jardin Majorelle.

– Vous pouvez me déposer aux tombeaux Saadi ?

– Vous les avez vus? Ils m’empêchent de prendre des clients parce’ que je suis touareg. Vous voulez aller où ?

– Voir les tombeaux Saadi.

– Très bien, je t’emmène au palais des mille senteurs.

Dans la kasbah.

Après les tombeaux, je me dirige vers le quartier juif. La place des ferblantiers est noire de monde.

– On attend le roi, il devrait bientôt passer.

Un peu plus tard.

– Tu sais où on peut trouver un arrêt de taxis ?

Le gamin m’accompagne sur 10 mètres, me montre la direction et me tend la main en prenant un air misérable. Je lui donne quelques pièces.

– Seulement ? Ça, c’est rien que de la monnaie pour touareg.

Le soir, place Riad Laarous.

– Je vais prendre un panini et une bouteille d’eau.

– Ça va, ça s’est bien passé la journée ?

Ça doit faire 15 dirhams, mais il est sympa, J’ai bien envie de lui en donner 20.

– Combien ?

– 20 dirhams.

Le lendemain après-midi, à l’aéroport Mohamed V

– 150 dirhams ? Mais on est trois dans le taxi. Vous n’allez pas vous faire payer trois fois la course ? Je ne vous donnerai pas plus de 100 dirhams.

Un peu plus tard dans la soirée

– 12,5€

Intérieurement, je pense qu’il serait possible de l’avoir pour 10€, mais les -1 degré me rappellent que je suis à Paris. Le chauffeur du bus me regarde à peine quand je lui tends un billet de 20€ et lui rend 7€50… la magie n’opère plus. Les vacances sont terminées.

Édouard

Les soleils des indépendances

Les aventures de Fama, dernier représentant de la lignée déchue des Doumbuya et de sa femme Salimata dans l’Afrique de l’Ouest postcoloniale.

Publié pour la première fois en 1968 aux presses de l’Université de Montréal, puis aux éditions du Seuil en 1970, ce roman est une merveille.

Tout d’abord, la puissance de l’écriture est fascinante : une écriture simple, crue, colorée, parfois violente et souvent drôle… je ne trouve pas de meilleur verbe que « capturer » pour qualifier l’effet des mots d’Ahmadou Kourouma. En livre de poche, l’ouvrage fait moins de 200 pages, mais se déguste très lentement, comme une noix de cola. Bien entendu, si vous avez la chance de connaître un peu l’Afrique de l’Ouest, la saveur n’en sera que plus forte.

D’un point de vue historique, le roman présente ensuite un grand intérêt.

Gentil petit toubab, j’ai bien appris mes leçons: la conférence de Bandung et la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. Culpabilisé dès mon plus jeune âge pour des horreurs commises par  mes semblables, je me suis longtemps morfondu dans « les sanglots de l’homme blanc » dont parlera Pascal Bruckner en 1983. De fait, il était évident pour moi que les gentils noirs, libérés du joug du méchant blanc, avaient retrouvé avec l’indépendance leur bonheur perdu, l’innocence vaguement rousseauiste des origines. Visiblement, mes enseignants n’avaient pas lu « les soleils des indépendances », c’est bien dommage.

Mon propos n’est bien entendu pas de réhabiliter la période coloniale. Je veux seulement dire que dans mon aveuglement, je ne m’étais jamais demandé comment les Africains avaient eux-mêmes pu vivre la décolonisation.

Fama vit pour le maintien des traditions et grâce aux traditions puisqu’il gagne sa vie en organisant des enterrements qui respectent strictement les coutumes Malinké. Cette tradition animiste très légèrement saupoudrée d’islam, constituerait le vestige d’un prétendu âge d’or ante-colonial qu’il n’a pas connu. Pour Kourouma, les indépendances, loin de permettre aux peuples de retrouver la pureté d’une société originelle, ont surtout généré de profonds troubles sociaux, peut-être pires que ceux dont la colonisation avait été la cause.

Dépositaires d’un syncrétisme communiste auquel Fama ne comprend rien, les libérateurs ne sont pas tous des gardiens des traditions. La nouvelle classe dirigeante le condamne à 20 ans de prison pour un rêve qu’il leur a raconté, puis le libère dans la liesse générale pour des raisons qui lui échappent.

Fama est un personnage terriblement attachant, la figure universelle de l’individu ballotté par ses désirs, ses devoirs et la société qui l’entoure : un archétype d’humanité.

Édouard

Ahmadou Kourouma

Points